Françoise Vergès (16/08/2013)

Présidente du Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage


“Les pratiques d’esclavage contemporain s’inscrivent-elles dans la continuité de l’esclavage colonial ou la comparaison est-elle impossible ?”

par Françoise Vergès, présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage

En quoi et pourquoi l’esclavage colonial (15ème-17ème siècle) reste t-il un événement singulier et réductible à aucun autre ? Les pratiques d’esclavage contemporain s’inscrivent-elles dans la continuité de l’esclavage colonial ou la comparaison est-elle impossible ? Pourquoi une « réserve de travail servile » demeure-t-elle nécessaire à une économie où technologies avancées et vitesse dominent ? D’aucuns craignent que la singularité de l’esclavage colonial – qui existe dans les colonies européennes des Amériques, des Caraïbes et de l’Océan indien entre le 15ème et le 19ème siècle et qui continue aux Etats-Unis (1776) et au Brésil (1822) après leur indépendance – soit diluée. D’autres insistent sur le fait que l’esclavage contemporain ne peut être comparé à l’esclavage colonial, ses formes étant trop diverses.

Pourtant, s’il nous faut reconnaître ce que l’esclavage colonial opère comme une rupture dans les systèmes esclavagistes », il nous faut aussi admettre des liens et des continuités dans la transformation d’êtres humains en « personnes jetables ». Penser l’histoire économique et sociale en chapitres fermés les uns aux autres (l’esclavage colonial disparaitrait pour laisser la place à des formes de travail « libre » et forcé totalement étrangères aux formes d’esclavage précédent) est en fait adhérer à un récit de progrès inévitable, une logique de « sens de l’Histoire » qui efface l’impact des systèmes établis et des idéologies de consentement créées pour soutenir ces systèmes, comme des transformations opérées par les résistances. En d’autres termes, il faut à la fois insister sur la singularité de l’esclavage colonial et l’inscrire dans la longue histoire de l’organisation des formes de travail asservi et de la fixation à résidence des mains d’œuvres exigée par des systèmes économiques. L’abbé Raynal parlait de l’esclavage comme « la principale cause qui agite maintenant l’univers». L’esclavage n’est-il pas cette « force invisible », cette matière qui continue à faire tourner une économie basée sur la production infinie de marchandises devenues « indispensables » à la vie quotidienne ? Que pouvons-nous dire que fait que l’accès massif à ces marchandises requiert du travail servile pour une part de leur production ? Ce fait incontournable ne signifie-t-il pas que nous devons repenser ce « qui agite l’univers » ?

L’esclavage colonial reste un événement singulier dans le développement des systèmes esclavagistes pour plusieurs raisons : l’organisation industrielle de la traite, son africanisation, son lien avec un système économique moderne, et le fait qu’il atteigne son pic au moment où la modernité européenne émerge (qui se traduit par la place de l’individu dans la société, les droits imprescriptibles de la personne, l’universalité de ces droits, le rôle de la Raison et de la Science dans l’organisation de la société). Non seulement, il transforma le droit, la conception du travail manuel, du travail libre, la géopolitique (guerres entre les puissances européennes pour maîtriser les routes de commerce, les colonies, pour imposer des monopoles), la conception de la liberté (qui est « naturellement » libre ?), de la citoyenneté, de la civilité, de la propriété privée mais il affecta aussi le goût (consommation de sucre de canne, de thé, de café, de chocolat, la pâtisserie..), les arts de la table (le sucrier, la cafetière, la théière..), l’espace social (l’invention du café comme lieu de rencontre sociale, de l’heure du thé), le débat économique (l’esclavage est-il réellement « rentable » ; n’empêche t-il pas le développement du commerce avec les Africains ?; ne favorise-t-il pas une classe de rentiers –les colons – qui entravent la modernisation de l’économie ?) et le débat politique (l’étude de cas, la pétition et le boycott comme armes des mouvements abolitionnistes).

La traite atlantique fut en effet organisée sur un plan industriel en cela qu’elle exigeait une forte technicité, d’importants investissements financiers, l’existence d’industries chargées de produire les marchandises nécessaires à l’armement des navires et à l’échange avec les captifs sur les côtes d’Afrique, et la mise en place d’institutions diverses (assurances, banques …). Au 17ème siècle, armer un navire négriercoûtait le prix d’un petit hôtel particulier parisien ; 70% du coût de l’armement est consacré aux marchandises. Les rivalités entre puissances coloniales européennes et entre fournisseurs d’esclaves sur le sol africain entrainèrent des guerres qui eurent des conséquences géopolitiques. Un grand nombre de ports européens étaient impliquées dans la traite ( en Suède, au Danemark, aux Pays-Bas, en France, en Angleterre, au Portugal, en Espagne) et les Européens fournirent aux colonies, colons, soldats, marins, techniciens, ingénieurs… La traite « orientale » où nombre de captifs et le taux de mortalité dans les caravanes atteignent, selon les historiens, des taux plus élevés que ceux de la traite atlantique, ne présenta jamais la même technicité. Deuxième aspect, l’africanisation de l’esclavage colonial. La plantation exigeait un grand nombre de bras et ni les engagés européens (personnes ayant signé un contrat « d’engagement » pour trois à cinq ans aux colonies) ni les peuples autochtones ne répondirent de manière satisfaisante aux besoins des planteurs. Le passage de l’engagé européen à l’esclave se fit assez rapidement. Ainsi, aux îles de la Barbade, alors qu’il y avait en 1638, 2000 engagés européens et 200 esclaves, on comptait en 1653, soit un peu moins de vingt ans plus tard, 20 000 esclaves et 8000 serviteurs engagés. La source des captifs destinés au statut d’esclave dans les colonies européennes devint exclusivement le continent africain. L’esclavage colonial fut alors « africanisé ». Au fur et à mesure que les Européens s’approvisionnèrent exclusivement en captifs sur le continent africain, se construisit une assimilation linguistique et culturelle entre « esclave » et « noir » qui entraîna un racisme « anti-Noir ». L’Europe justifia la mise en esclavage des Africains par une série de discours – religieux, culturel, économique – qui faisait des Noirs des esclaves « naturels ». Ces justifications allaient de la malédiction de Cham (une invention de l’Eglise) au fait que l’esclavage colonial « libérait » les Africains d’esclavage plus brutal et que par là, ils apprenaient le travail et la discipline qui leur manquait car ils appartenaient à des peuples barbares

L’esclavage colonial fut une des premières formes de mondialisation économique, liant des continents, des cultures, des systèmes, faisant circuler des marchandises d’un continent à l’autre, transformant les goûts, les techniques, affectant le droit, la philosophie, les arts. Dans la traite, les « monnaies » d’échange avaient des origines très diverses. Les textiles venaient des Indes orientales (les « indiennes ») et de régions d’Europe (draps et toiles) ; les alcools, tabacs et chevaux d’Europe et d’Amérique ; les armes, la poudre et le suif d’Europe, principalement d’Angleterre ; les métaux et objets métalliques de France, de Suède et de Hollande, la porcelaine de Bavière et de Chine ; les cauris des îles Maldives, du Mozambique, du Kenya, de Zanzibar, du sud de l’Inde, des Philippines et de Malaisie. Ces produits étaient troqués contre des captifs qui, après la traversée de l’Atlantique, étaient vendus dans les ports des colonies des Caraïbes et des Amériques. Leur prix était converti en denrées coloniales qui repartaient vers l’Europe pour être commercialisées. Une relation directe existait entre un produit (sucre, café, tabac, coton) un système (l’esclavage) et un lieu (la plantation).

Traite et économie prédatrice étaient inséparables. Guerres, razzias, destruction des économies locales, réseaux économiques mis au service de la traite négrière, brutalité et cruauté accompagnèrent les siècles de traite sur le continent africain. La colonie esclavagiste était caractérisée par une violence latente avec des moments de violence et de répression contre les esclaves qui devaient être visibles : punitions, pendaisons, décapitation, tortures se faisaient en place publique. Le maître pouvait aussi décider seul, sans avoir recours au système judiciaire, de la punition à infliger à ses esclaves. La mort était la compagne de l’esclavage colonial : la mort sur les chemins de capture, les bateaux négriers et les plantations.Les puissances européennes instituèrent toutes des codes juridiques pour régir les conditions de vie et de travail des esclaves. En France, le Code Noir, une série d’édits royaux rassemblés sous ce titre en 1723 et aboli en 1848, est devenu le texte symbolique du droit esclavagiste.

Finalement, l’esclavage colonial racialisé attint son pic au moment même où toute forme de statut servile était condamnée dans une Europe occidentale où les Lumières proposaient de nouvelles formes de civilité, de conscience de soi, et de relations entre l’individu et l’État, l’individu et le monde. Ces principes, qui affirmaient les droits imprescriptibles de la personne, furent aménagés pour justifier l’exclusion de femmes et d’hommes qui étaient alors conçus comme pas tout à fait capables de posséder naturellement ces droits.Par contre, le fait que l’esclavage colonial ait été légal ne suffit pas à le distinguer de ce qui le précède car il était aussi légal dans l’Antiquité européenne et le Moyen-Âge européen comme dans les autres sociétés. Cependant, ce sont les luttes des esclaves dans les colonies européennes et des mouvements abolitionnistes qui entrainèrent l’inscription de la traite des êtres humains et de leur mise en esclavage comme crime dans le droit international.

Loin d’être des systèmes figés, traite et esclavage répondaient aux demandes et aux besoins du commerce comme des intérêts des colons et de la métropole. Ces derniers n’étaient pas toujours les mêmes. De fait, les colons jouèrent souvent un rôle politique conservateur, rétif à tout progrès démocratique et même parfois au progrès technique et économique. Lorsque l’abolition de l’esclavage apparut inévitable, les colons firent adopter des mesures protégeant leurs intérêts. Ils réussirent à imposer le versement de compensations financières pour la perte de leur propriété privée (les esclaves), des tarifs douaniers préférentiels pour les produits coloniaux (en France, cela entraîna un vif mécontentement des betteraviers), et l’organisation d’une migration de travailleurs sous contrat recrutés dans des nouvelles colonies européennes (Inde, Chine, Madagascar, Mozambique, archipel des Comores…) pour leurs plantations. Déjà, sous la restauration, le gouvernement français avait accepté de reconnaître la République d’Haïti (née en 1804 de l’insurrection victorieuse des esclaves de Saint-Domingue) contre une rançon de 150 millions de francs or. À l’abolition de l’esclavage, les colons anglais reçurent 20 millions de livres sterling, la protection douanière de leur sucre et l’obligation pour les affranchis de devenir « apprentis » sur leurs terres sous peine d’emprisonnement.

L’abolition de l’esclavage colonial fut loin de tenir ses promesses. Dans toutes les colonies européennes, elle s’accompagna de mesures de disciplines punitives qui entravèrent la liberté et l’accès des affranchis à l’éducation, au foncier, au travail. Et cela avec la complicité des gouvernements métropolitains. Le lobby sucrier et le lobby colonial trouvèrent des complices dans les classes politiques métropolitaines. L’industrialisation et la modernisation des sociétés européennes s’accommodèrent des nouveaux règlements d’exclusion dans les colonies qui avaient été régies par l’esclavage, le travail sur ces territoires restant considéré comme « inférieur » au travail des ouvriers européens, ne relevant pas des mêmes droits ou des mêmes libertés. Le travail dans les plantations restait soumis à des conditions brutales et ce malgré la modernisation des infrastructures (routes, chemin de fer, ports, modes de production et de transport..). Dans les colonies françaises anciennement esclavagistes, les lois métropolitaines comme celles obtenues progressivement par les mouvements de travailleurs ou les mouvements progressistes n’étaient pas automatiquement appliquées, et ce jusqu’en 1946 au moment où le statut colonial qui les régissait fut aboli (et même dans ce cas, il fallut attendre la fin des années 1990 pour que l’égalité pleine et entière des droits sociaux y soit acquise).

Dans la longue histoire de la servitude, l’esclavage colonial occupe donc une place singulière, réductible à aucune autre, notamment à cause de son africanisation. L’esclavage colonial a cependant produit des conséquences inattendues, imprévisibles qui ont ajouté à la singularité de l’esclavage colonial. En effet, les femmes et les hommes réduits en esclavage ou nés en esclavage ont profondément bouleversé les sociétés où ils vivaient. Ils contribuèrent à créer des langues, des cultures, des savoirs médicaux, des pratiques, des rites, souvent dans un processus de créolisation où échanges et frictions entre peuples autochtones, esclaves aux origines diverses, et colons se croisaient, s’interpénétraient, se transformaient. Les cultures créoles en sont l’expression contemporaine la plus connue, mais le syncrétisme, le métissage culturel, ou l’interculturalité, témoignent aussi des apports des esclaves aux sociétés coloniales. À ces pratiques culturelles et ces savoirs, il faut ajouter une contribution fondamentale au monde moderne : les luttes pour la liberté et l’égalité. L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, qui commence en 1791, non seulement secoua le onde esclavagiste mais affirma à l’intérieur de la philosophie des Lumières que cette dernière ne pouvait souffrir qu’une ligne de couleur exista.

La criminalisation de l’esclavage entérinée par des conventions internationales, des Constitutions, et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 a paradoxalement fait que l’esclavage est devenu presque « impensable ». Comme rien ne saurait le justifier, il est spontanément réprouvé au nom des droits imprescriptibles de la personne. Mais sa condamnation universelle l’exclut de la conception de ce qui est humain et de l’analyse des systèmes économiques prédateurs.

L’idée qu’une fois aboli et interdit dans la loi et réprouvé par toutes les instances nationales et internationales, l’esclavage appartiendrait à des organisations sociales arriérées et des formes d’économie pré-modernes a fait son chemin. Le lien de l’esclavage contemporain dont les formes révèlent une grande diversité serait alors impossible à faire et il serait même dangereux de le faire car suggérer une continuité amoindrirait l’horreur de la mise en esclavage de plus de 12 millions d’Africains par les Européens.

Aujourd’hui, si une « racialisation » de l’esclavage peut être observée—dans le fait de stigmatiser les personnes en état de servitude en leur assignant des signes sociaux négatifs soit en les nommant de manière dérogatoire, soit en les excluant de la communauté (interdiction de se mêler aux « libres », d’en épouser des membres,…)– cette racialisation ne s’applique plus strictement aux habitants du continent africain. La traite des êtres humains ne suit plus le même trajet, il n’y a plus de moyens de transport exclusivement destinés à ce commerce (le bateau négrier), l’esclavage est interdit par la loi dans tous les pays, le lien direct entre un produit et l’esclavage est difficile à faire.

Pourtant, malgré son inscription comme crime dans la loi, l’esclavage reste un terme dont la densité et la force ne peuvent être sous-estimées et qui continue à être massivement employé. Cette dissémination de l’emploi du terme marque la présence d’un système dont chacun sait pourtant qu’il est illégal. La portée signifiante du terme « esclavage » en fait une notion qui décrit spontanément, sans qu’il y ait pratiquement besoin d’explication, l’horreur de la perte de soi, de sa dignité, de sa liberté.

Revenons à un aspect fondamental, le profit. L’esclavage colonial a permis de dégager des profits, dans la traite, dans le commerce de biens ou de produits agricoles nécessaires à la traite ou aux colonies (fer, meubles, tissus, armes, spiritueux, vins, vaisselle…) ou le commerce de produits coloniaux devenus hautement désirables. L’activité économique de la traite ne se limite pas aux ports négriers ou aux forteresses sur les côtes africaines, elle s’appuie sur des réseaux de production et de circulation qui pénètre dans les arrière-pays du continent européen, africain et américain.

L’opinion publique retient en général qu’industrialisation et esclavage ne peuvent coexister. C’est ce que nous apprend une histoire découpée en périodes aux temporalités et spatialités étanches. La modernisation des infrastructures nécessaires à l’industrialisation – chemins de fer, usines, mécanisation—aurait inévitablement entraîné l’organisation du travail libre et salarié, la disparition du travail servile et la démocratisation. D’une part, c’est oublier que la chaîne de production sous l’esclavage était loin d’être entièrement manuelle – voir l’existence de moulins mécaniques pour le sucre, l’utilisation de la machine à vapeur, la technicité requise pour sélectionner et produire le meilleur café, thé, sucre…). Eric Williams dans sa thèse Capitalisme et esclavage (publiée en 1944, une traduction en français a été publiée en 2000) fait du profit l’objectif principal de l’esclavage. Williams signale la relation entre l’esclavage et le système bancaire, les assurances (dont la Lloyd’s, créée en 1720) les découvertes techniques (la machine à vapeur est installée dans nombre de plantations dès la fin du 18ème siècle). Il décrit la relation entre des colons anglais et l’industrialisation de l’Angleterre. S’il indique clairement qu’il serait « faux de conclure que seul le commerce triangulaire fut à l’origine du développement économique » industriel, l’auteur refuse de faire de l’esclavage colonial un système appartenant à l’ancien, à du « reste » colonial totalement séparé des transformations dans les métropoles européennes. Robin Blackburn analyse ce codéveloppement d’une économie de prédation et des progrès humains et techniques, ce qu’il appelle « l’aspect sombre du progrès » (the dark side of progress) développement

Le travail salarié, la modernisation des techniques et la démocratisation des sociétés européennes peuvent cohabiter avec des formes de travail servile et des régimes d’exclusion. L’esclavage colonial entre, comme forme sociale et culturelle, comme forme de travail, dans la conception moderne du travail et de l’économie. Il ne lui est pas antinomique. Pour l’abolir, il a fallu qu’un renversement se produise. D’abord, il y a les coups de boutoir que les esclaves portent au système. D’un bout à l’autre des siècles d’esclavage, ce ne fut que révoltes, insurrections, marronnage, suicides, empoisonnement des maîtres, un régime de peur réciproque, celle des « Libres » face à une majorité d’esclaves (la moyenne était généralement de 80% d’esclaves pour 20% de « Libres ») et celle des esclaves face à la brutalité et la cruauté inhérentes à cette organisation sociale. Ensuite, d’une part, des intérêts économiques vont progressivement s’opposer et de plus en plus durement, mais d’autre part, les mentalités vont changer. Le rejet moral de l’esclavage va mobiliser les consciences. Devant l’incapacité des colons à admettre ce qui devient une incontournable « vérité » – l’esclavage est un crime contre l’humanité (de « lèse humanité » disait Diderot)—l’abolition définitive devient impérative (l’abolition progressive de l’esclavage fur longtemps considérée comme préférable). Mais ce renversement ne fut pas porté jusqu’au bout. Les travailleurs restent alors fixés à un espace, sous l’esclavage parce qu’ils étaient la propriété d’un maître, ensuite par toute une série de mesures (obligation de se fournir dans les entrepôts de la plantation où ils travaillent avec un inévitable endettement ; surveillance des déplacements…). Mais nous l’avons dit si l’abolition de l’esclavage inscrit ce dernier comme illégal, il ne le fait disparaître des formes de travail car alors il faudrait s’attaquer au système économique capitaliste. Ainsi Victor Schoelcher qui rêvait d’une économie d’artisans et de petits entrepreneurs dans les colonies n’avait pas mesuré la violence des rapports économiques et ses effets de racialisation.

Aujourd’hui, la logique de prédation requiert des formes de travail servile. La géographie de l’économie de prédation continue à tracer des routes hégémoniques d’extraction de richesses, d’échanges, de circulation des êtres humains, de biens et de marchandises. Si hier, le « besoin » en Europe de café, sucre, thé a pu justifier qu’ils soient produits sur du travail servile, quels besoins dans nos vies continuent à être produit sur du travail servile ? L’historien Ibrahima Thioub fait une relation entre l’économie de la traite négrière et les réseaux économiques contemporains en Afrique :« L’esclavage est donc un problème social, politique et économique qui se poursuit aujourd’hui. Prenez l’exemple de l’exploitation de l’uranium au Niger par Areva qui fournit l’énergie à la France et laisse les populations du Niger avec l’énergie du Néolithique : le bois ou la bouse de vache. Les élites africaines agissent exactement comme leurs ancêtres : on leur verse des rentes qui leur permettent de s’enrichir et d’acquérir des biens immobiliers en Europe. Elles laissent ainsi exsangues leurs peuples et particulièrement les jeunes qui se lancent à l’aventure de la mer et du désert, vers une Europe de moins en moins accueillante, au péril de leur vie. Hier comme aujourd’hui, cette alliance entre élites africaines et monde la finance européenne continue de perpétrer un crime contre l’humanité !» Partons de ce constat pour penser la longue histoire du travail servile dans ses configurations et reconfigurations. Elle trace les contours d’une condition inhumaine qui nous interroge au-delà de la défense des droits humains. Elle nous pose la question de la vie commune que nous désirons et de l’économie que nous voulons construire.