Le fléau de l’esclavage contemporain (10/05/2021)

Plus de 170 ans après l’abolition de l’esclavage, ce triste phénomène reste une réalité. Plus de 40 millions de personnes en seraient victimes dans le monde sous la forme de travail forcé, de délinquance forcée ou d’exploitation sexuelle. En France, la traite humaine s’avère intimement liée aux parcours de migrants sans-papiers, particulièrement vulnérables.

Le 26 mars 2021, la cour d’appel de Versailles condamnait Gabriel Mpozagara, ancien ministre de la Justice du Burundi, et son épouse, à deux ans de prison avec sursis pour plusieurs chefs d’inculpation dont « traite d’être humain ». Le couple avait exploité un homme pendant quinze ans en région parisienne, pour un salaire total de seulement 5 000 euros. Un jugement qui a rappelé la réalité de l’esclavage contemporain en France, alors que le travail forcé, la réduction en servitude et la réduction en esclavage ont été introduits dans le Code pénal en 2013. Lorsque ce type d’affaires est porté en justice dans l’Hexagone, le Comité contre l’esclavage moderne se porte partie civile.

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Plus de 40 millions d’esclaves contemporains

Ces différents facteurs expliquent que l’esclavage perdure de nos jours, bien qu’il soit considéré comme un crime contre l’humanité par les Conventions de Genève de 1949. En 2016, l’Organisation internationale du travail (OIT) estimait à 40,3 millions de personnes le nombre de victimes de l’esclavage moderne, parmi lesquelles 24,9 millions contraintes au travail forcé et 15,4 millions au mariage forcé. Sur les 24,9 millions de personnes réduites au travail forcé, 16 millions étaient exploitées dans le secteur privé, notamment dans le travail domestique, la construction ou l’agriculture. 4,8 millions étaient victimes d’exploitation sexuelle, et 4 millions astreintes à des travaux forcés imposés par les autorités publiques.
 
Toujours selon l’OIT, une victime sur quatre serait un enfant et les femmes seraient représentées entre 58 et 99 % dans les cas d’exploitation sexuelle. Encore en 2016, la fondation Free Walk, qui avançait quant à elle le chiffre de 45 millions de victimes d’esclavage dans le monde, estimait à plus de 18 millions leur nombre en Inde, pays le plus touché devant la Chine, le Pakistan, le Bangladesh, l’Ouzbékistan, la Corée du Nord et la Russie.

En France, le dernier rapport de la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) recensait, en 2019, 2 573 victimes de traite prises en charge par les associations, parmi lesquelles 75 % victimes d’exploitation sexuelle, 19 % d’exploitation par le travail, 4 % de délinquance forcée, 1 % de mendicité forcée et 1 % d’autres formes d’exploitation.
 
Mais ces chiffres sont à analyser avec précaution. « On sait très peu de choses sur la façon dont ces chiffres sont produits. Sont-ils le reflet de la réalité, des préoccupations des pouvoirs publics ou du travail associatif ? », interroge Milena Jakšic, sociologue, chargée de recherches CNRS à l’Institut des sciences sociales du politique ayant travaillé sur la traite humaine en France et en particulier sur l’exploitation sexuelle. La chercheuse s’explique : « Quand on entend traite des êtres humains – je préfère ce terme à celui d’esclavage qui possède une connotation morale et une charge émotionnelle puissante – on pense surtout à la traite à des fins d’exploitation sexuelle. Pour cause, la figure de la jeune femme vulnérable est un très puissant moteur de mobilisation et d’indignation. Le travail forcé, s’il concerne autant des hommes que des femmes, est associé dans l’imaginaire à la figure de l’homme migrant jeune, qui suscite moins la compassion ».
 
Reflet de ce conditionnement, la plupart des associations françaises qui luttent contre la traite humaine se sont spécialisées dans la prise en charge des victimes d’exploitation sexuelle. « De 13 associations en 2017, on est passé à 37 en 2020. Cette focalisation de l’attention sur ce phénomène occasionne de la frustration chez les organisations luttant contre le travail forcé, qui sont moins écoutées ».

« Le contrôle des flux migratoires place les migrants dans des situations de vulnérabilité »

Les chiffres peuvent également être utilisés pour justifier certaines politiques publiques. « La traite des êtres humains est devenue un très bon argument pour lutter contre l’immigration irrégulière. Mais la criminalisation de cette dernière provoque souvent des effets négatifs sur les personnes concernées, constate la sociologue. Le contrôle des flux migratoires place les migrants dans des situations de vulnérabilité. En effet, c’est en contractant de dettes auprès de passeurs que des jeunes femmes sont contraintes à la prostitution. »

La clandestinité renforce cette vulnérabilité. « Il n’est pas évident, dans ce cas, de se rendre au commissariat pour alerter sur sa situation, rappelle Milena Jakšic. D’autant plus qu’en France, la protection policière est conditionnée au dépôt de plainte. Il faut ainsi être capable d’apporter des preuves, avant de témoigner au cours d’un procès et de demander un titre de séjour à la préfecture, pour espérer trouver ensuite, dans le meilleur des cas, un travail mal rémunéré. »

De nombreuses organisations sont chargées de combattre la traite humaine. On retrouve l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (Greta) au niveau du Conseil de l’Europe, l’organisation internationale de police criminelle Interpol ou, en France, l’Office central de répression contre la traite des êtres humains. « Le problème, c’est que les procédures aboutissent généralement à rapatrier les migrants victimes de traite dans leur pays d’origine. La lutte contre la traite des êtres humains débouche sur des mesures sécuritaires », regrette la chercheuse.

Pourtant, de nombreuses associations telles que le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) et Migreurop alertent sur le fait que la traite ne peut être pensée indépendamment des phénomènes migratoires. « C’est en permettant la libre circulation des personnes qu’on endigue des phénomènes illégaux et que l’on fait disparaître les passeurs, insiste la sociologue. Depuis 2014, 20 000 migrants sont morts en Méditerranée. Mais, au lieu d’investir pour améliorer les politiques d’asile, l’Union européenne prévoit 21 milliards d’euros pour renforcer ses frontières extérieures d’ici à 2027 ».

Prise de parole et conscience citoyenne

Dans ce cadre sécuritaire, comment les victimes de traite peuvent-elles prendre leur destin en main ? En France, la Mission d’intervention et de sensibilisation contre la traite des êtres humains (Mist) porte une initiative prometteuse. Créée en janvier 2020, l’association promeut l’autonomisation de ces femmes migrantes victimes de traite. « Elles se sont constituées en collectif pour porter leurs propres revendications, raconte Milena Jakšic. Dans un podcast, elles parlent de leurs vies quotidiennes mais aussi de leurs problèmes familiaux. En effet, ces femmes nous apprennent que leur projet migratoire a souvent été poussé par leurs familles restées au pays, qui continuent d’exercer sur elles une contrainte pour qu’elles envoient de l’argent. Ce type d’initiative est salutaire car ces femmes, qui font de leur histoire autre chose que de la parole victimaire, nous aident à saisir les réalités de la traite humaine ».
 
La conscience et la vigilance citoyennes peuvent aussi aider à endiguer l’esclavage moderne. « Pour les cas de proximité, il faut apprendre à repérer des personnes soumises au pouvoir d’un autre, déclare Myriam Cottias. Il faut aussi être conscient que, lorsqu’on achète un t-shirt à deux euros, c’est qu’il y a nécessairement du travail contraint derrière. »
 
L’effondrement du Rana Plaza, au Bangladesh, le 24 avril 2013, avait dévoilé au grand jour les limites de la production à bas coût. Ce jour-là, 1 127 ouvriers, qui travaillaient dans des conditions indécentes, ont trouvé la mort dans l’immeuble qui abritait plusieurs ateliers de confection pour des marques de vêtements internationales, dont Mango (Espagne) et Primark (Irlande). « Les grandes entreprises sont de plus en plus incitées à suivre des chartes éthiques, remarque l’historienne. Mais, si le géant suédois de l’habillement H&M a bien signé une telle charte assurant une rémunération décente de ses travailleurs dans le monde, il reste à savoir si elle est respectée dans les faits. » 

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