La Croix vient de consacrer un excellent dossier de sept pages aux “Passeurs, ces nouveaux esclavagistes”. Extraits :
“Plutôt que de « passeurs », terme qui renvoie à une vision presque anecdotique de l’acheminement illégal de dizaines de milliers de migrants, chaque année, à travers les frontières et le territoire de la France , les services de police compétents parlent de « filières criminelles » ayant « recours à des procédés mafieux » écrit le journaliste Antoine Peillon qui poursuit « Le terme ”passeur” fait un peu raccourci », commente le commissaire général Julien Gentile, chef de l’Ocriest (Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et de l’emploi d’étrangers sans titre) et de l’Unité de coordination de la lutte contre le trafic et l’exploitation des migrants (Ucoltem) qui rassemblent 700 enquêteurs spécialisés. « Il désigne, en réalité, une multitude complexe d’organisations qui, certes, prennent en charge, de façon crapuleuse, les migrants pour leur faire passer illégalement les frontières, mais qui produisent et fournissent aussi de faux papiers, exploitent le travail des personnes en situation irrégulière… ». Le commissaire général insiste sur ce fait ignoré : « Les filières criminelles génèrent une véritable aspiration d’immigration irrégulière. Elles font venir les migrants qui resteraient chez eux s’ils savaient à quelle exploitation ils sont destinés en réalité. Nous, nous faisons de la police judiciaire en nous attaquant aux exploiteurs, d’autant que ceux-ci font preuve d’un cynisme incroyable en faisant prendre des risques inouïs aux migrants qu’ils entassent dans des véhicules qui roulent à tombeau ouvert. »
Le journaliste ajoute plus loin: « Les enjeux humains et économiques », évoqués par la police française, sont également ceux pointés par l’Organisation des Nations unies, à l’échelle mondiale, et que rappelle, d’ailleurs, le ministère de l’intérieur : « Selon l’ONU, dans la hiérarchie de l’enrichissement illégal lié à la criminalité organisée mondiale, le trafic de migrants occupe le deuxième rang après le trafic de stupéfiants. La sphère de l’immigration irrégulière contribue à alimenter une nébuleuse criminogène allant de la fourniture de moyens servant à cette immigration à l’exploitation des clandestins (proxénétisme, travail dans des conditions indignes, mendicité, esclavage moderne, etc.) »
« Esclavage moderne »…, poursuit l’article, Il n’est pas indifférent que les autorités françaises reprennent, dans le sillage de l’ONU, une terminologie jusqu’ici plus associative que judiciaire, même si la loi du 5 août 2013 a introduit les notions de « réduction en esclavage » (article 224-1 A), « exploitation d’une personne réduite en esclavage » (article 224-1 B), « travail forcé » (article 225-14-1) et « réduction en servitude » (article 225-14-2) dans le code pénal.
Sans doute ont-elles désormais intégré les observations réalisées sur le terrain par les enquêteurs de l’Ocriest, lesquels affirment, aujourd’hui, que le trafic de migrants comprend « le travail irrégulier et plus précisément l’emploi d’étrangers sans titre ». Pire : les policiers relèvent que cet investissement des filières criminelles dans le travail illégal se réalise, parfois, « en association avec des infractions entrant dans la classification de la traite des êtres humains : hébergement dans des conditions indignes, conditions de travail extrêmes, prostitution… »
Le crime organisé est ainsi le grand pourvoyeur de l’esclavage moderne, sous forme du travail illégal et forcé. Le phénomène est, jusqu’ici, très sous-estimé. Selon le « 2018 Global Slavery Index », publié le 19 juillet dernier (6), 129 000 personnes vivraient en France en situation d’« esclavage moderne ». Ce nombre semble être « une estimation trop basse », pour certains hauts fonctionnaires du ministère de l’intérieur qui ne sont cependant « pas autorisés à commenter les statistiques des ONG ».
Car, selon leurs propres chiffres, parmi les 303 filières criminelles démantelées en 2017, 139 se livraient bien sûr principalement à l’« aide à l’entrée et au séjour irrégulier », mais 62 autres avaient comme activité première l’approvisionnement de main-d’œuvre pour le « travail illégal », ces deux « modes opératoires » étant souvent «concourants au sein d’une même filière ». Comme l’ont analysé les policiers spécialisés, c’est le secteur du BTP qui « offre le plus d’emplois non déclarés ». Dans ce secteur, l’esclavage moderne est particulièrement développé et se fournit massivement auprès des filières de trafic et d’exploitation de migrants. C’est ce qu’affirme aussi à La Croix un officier du Renseignement intérieur (….). Mais il maintient, qu’en France, sur les chantiers pharaoniques des Hauts-de-Seine, il a connu un système généralisé d’utilisation de migrants sans papiers, non déclarés, captifs des filières criminelles à travers des sociétés-écrans qui sont des « fournisseurs habituels de main-d’œuvre très bon marché » à de grands groupes du BTP.
Ce n’est pas l’« audition » d’Osman (prénom modifié), né en Égypte le 10 juillet 1979, qui contredira les informations des officiers de police que La Croix a entendus. Recueilli par le CCEM, en juillet 2015, en vue d’une procédure judiciaire en cours, ce témoignage permet de connaître les conditions épouvantables de passage et d’exploitation d’un ouvrier maintenu volontairement dans l’illégalité. Ainsi, son parcours caractéristique commence dans son « petit village », en Égypte, où sa vie suivait son cours modeste jusqu’à ce jour d’avril 2013 où il rencontre Mohamed X (le prénom est authentique, mais le patronyme a été anonymisé).
Le « recrutement » du trentenaire débute aussitôt : « Quand je l’ai rencontré, M. Mohamed X était très avenant. Il me posait beaucoup de questions sur mon travail, sur ce que je gagnais… Il m’a expliqué qu’en France je pouvais travailler et gagner beaucoup d’argent pour faire vivre ma famille. Monsieur X m’a également expliqué que quand on avait des papiers en France on pouvait voyager dans toute l’Europe. » Dès lors, le piège se referme.
Le basculement dans l’engrenage reste un moment pathétique. « Je n’avais jamais eu l’intention de partir d’Égypte, se rend compte Osman aujourd’hui, mais Monsieur X me proposait beaucoup d’argent et une vie meilleure. J’ai beaucoup hésité et puis j’ai accepté sa proposition… » Alors, commence le voyage pour l’enfer. Tout d’abord, son passeur et futur exploiteur lui extorque 5 000 €, afin de « payer la traversée » de la Méditerranée. Osman dispose de 1 000 € d’économies personnelles ; il emprunte « le reste de la somme » à des « amis de son père » et à des « contacts personnels ». La suite se déroule dans des conditions très périlleuses. Un rendez-vous est fixé près d’Alexandrie. L’appartement « très petit », où le nouveau migrant patiente quelques jours, abrite déjà « environ quarante autres personnes ».
Une nuit, tous ces hommes sont « mis dans des camions » et roulent puis marchent jusqu’à une « petite plage ». Ils sont encadrés par des hommes armés qui font monter les fugitifs « sur un petit bateau, jusqu’à un plus gros bateau ». Le jeune homme se souvient : « Nous étions presque 300 personnes sur un bateau d’une vingtaine de mètres de long… » Comme la traversée s’est déroulée au milieu du mois de décembre 2013, « la mer était vraiment très agitée ».
Le débarquement sur une plage de Sicile provoque une descente de police, mais Osman parvient à s’enfuir. Dès lors, son odyssée repasse sous le contrôle des passeurs mandatés par Mohamed X. Bateau jusqu’à Naples, train jusqu’à Milan, achat d’une nouvelle carte SIM, rendez-vous avec deux passeurs professionnels, égyptiens d’origine, eux aussi… « Ils m’ont amené de l’Italie jusqu’à Paris », témoigne le migrant.
Avant de préciser : « Ces deux hommes m’ont raconté que Monsieur X avait l’habitude de leur demander de venir chercher des gens en Italie, pour les amener en France, en échange d’une somme importante. Je leur ai demandé s’ils faisaient ça souvent et ils m’ont répondu que oui. Ils m’ont dit que j’étais comme un colis de livraison. Ils ne m’ont rien dit à propos de ce que j’allais vivre en France. ».S’ils l’avaient fait, Osman aurait aussitôt rebroussé chemin. De décembre 2013 à septembre 2014, l’Égyptien sera exploité sur trois chantiers de construction, de démolition et de rénovation d’immeubles, en région parisienne. Osman raconte : « Nous avons logé, de décembre 2013 à septembre 2014, dans trois conteneurs différents, sur les chantiers. À chaque fois, Monsieur X nous enfermait à clés pendant la nuit, avec une barre de fer munie d’un gros cadenas. Dans les trois conteneurs, nous n’avions ni eau ni électricité. Nous pouvions boire et nous laver le visage avec de l’eau froide, avec un tuyau d’arrosage. Nous n’avions pas d’accès aux toilettes. Monsieur X nous déplaçait de chantier en chantier uniquement la nuit, à l’arrière de son utilitaire sans fenêtres. Il attendait que nous ressemblions à des clochards pour changer nos vêtements… »
Le jour où Osman a enfin eu le courage de demander sa paie, en mai 2014, Mohamed X l’a frappé et il a promis de le dénoncer à la police. « Il menaçait aussi ma famille », se lamente le jeune homme. Quoi qu’il en soit, en septembre 2014, le troisième chantier étant terminé, le passeur et exploiteur de dizaines de migrants égyptiens abandonne sa victime à son sort de « sans domicile fixe » en situation irrégulière. L’entrepreneur en BTP a disparu, jusqu’à ce soir de mai 2015 où les chemins de l’un et de l’autre se croisent de nouveau, « à l’entrée d’un café ». Le criminel était accompagné par « des amis », mais Osman n’a « pas réfléchi » et il est « allé lui parler ». « Je lui ai demandé de me payer, témoigne-t-il, et de m’expliquer pourquoi il m’avait fait subir tout ça. »
La réaction de Mohamed X fut celle d’un criminel. Osman se souvient de chaque détail de ce qui a suivi son interpellation spontanée : « Il m’a menacé en disant qu’il allait toucher à ma famille directement. Ses amis m’ont attrapé par-derrière et l’un d’entre eux m’a frappé au visage. Ils m’ont menacé en me disant que si j’allais voir la police, ils allaient me chasser comme du gibier, me retrouver et me tuer. » Quant à Mohamed X, il n’a eu pour lui que quelques mots. Osman ne les oubliera jamais: « Il m’a dit que je n’étais qu’un chien, qu’un esclave. »“
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